Le Chant du Destin

Le Chœur de chambre Calligrammes a donné les 14 et 15 décembre 2024, en collaboration avec l’Orchestre Ondes Plurielles, un concert d’œuvres de Brahms et Mendelssohn.

  • Schicksalslied op. 54 de Brahms
  • Ave Marie, Die Lorely, de Max Bruch
  • Variations sur un Thème de Haydn, op.56a de Brahms
  • Hör mein Bitten de Mendelssohn
  • Herr, nun lässest du op.69 N°1 de Mendelssohn
  • Psaume 42 op.42 de Mendelssohn
  • Verleih uns Frieden de Mendelssohn

 

Estelle Béréau, soprano
Guilhem Terrail, direction

Note de programme par François Balanche


De la peur de l’avenir…

« Chant du destin » : telle est la traduction littérale du titre de la pièce de Brahms qui ouvre ce concert. Or, nombreuses sont les œuvres qui, au sein de ce programme, auraient légitimement pu revendiquer ce qualificatif. Car de destin, il sera question partout. Loin d’être monolithique, la notion se présente, en fonction de la nature de l’œuvre (profane, sacrée, poétique, liturgique ou scénique), de l’intention du compositeur, voire de la personnalité de ce dernier, sous des dehors différents. Chez Brahms, elle renvoie à une angoisse existentielle : celle de l’homme en proie au doute face à un avenir qui lui demeure opaque. Dans le Schicksalslied, composé entre 1868 et 1871 sur un poème de Hölderlin, les humains, soumis à l’emprise du temps, envient les esprits immortels qui, « libérés du destin » (schicksallos), sont aussi préservés des affres de l’incertitude. Nourri de mythologie germanique, Die Loreley, opéra composé au début des années 1860 par un Max Bruch encore très jeune, nous conte une autre forme de destin : celui des hommes qui, éblouis par la beauté qu’ils ne parviennent jamais à atteindre, courent en réalité à leur perte, tout en faisant l’expérience de l’impossible union (« Zwischen dir und mir steht einfort eine dunkele Macht » – « Entre toi et moi, il y a toujours une force obscure », chante Lenore à la fin de l’opéra). C’est, enfin, à une vision plus immédiatement religieuse du destin que nous confrontent les œuvres de Mendelssohn qui composent la deuxième partie du programme. Ce destin est celui de l’homme qui, travaillé par le temps, est aussi en proie au doute. Cet homme cherche son Dieu comme le cerf assoiffé la source : telle est l’image sur laquelle s’ouvre le magistral Psaume 42, composé à la fin des années 1830. Hanté par le sentiment de sa solitude, cet homme appelle : « Hör mein Bitten » n’est pas une simple injonction, c’est un cri désespéré. Ne pouvant trouver le repos en lui-même, il finit par comprendre qu’il lui faut s’en remettre totalement à Dieu : « Was betrübst du dich, meine Seele, und bist so unruhig in mir? Harre auf Gott! » (« Pourquoi t’affliges-tu, mon âme, et es-tu si agitée en moi ? Espère en Dieu ! »). À l’angoisse existentielle répond ainsi, in fine, la certitude de la consolation à venir. Mais tel était finalement déjà le cas chez Brahms, qui, non content de conclure son Schiksalslied par une section renvoyant à l’angoisse humaine, lui adjoignit un épilogue purement instrumental, musique d’une sublime sérénité, semblant suspendre pour un instant la course inexorable du temps.

 

 

 

 

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… à l’amour du passé

Que dire, sur le plan musical, des pièces qui composent ce programme ? Tout d’abord, qu’elles sont toutes profondément ancrées au sein d’un paysage géographiquement et culturellement déterminé : celui du Romantisme allemand. Mais aussi qu’elles sont des œuvres de compositeurs ayant en commun d’avoir cultivé une certaine distance, pour ne pas dire une certaine défiance, vis-à-vis de leur époque. Brahms, qui fréquentait assidûment les bibliothèques musicales et connaissait fort bien le répertoire du passé dont il se nourrissait, était perçu par ses détracteurs comme un conservateur. Ses admirateurs, eux, voyaient plutôt en lui le représentant d’une « musique durable » (Dauerhafte Musik) s’opposant à l’idée d’une « musique de l’avenir » (Zukunft Musik), brandie par Wagner sur un mode militant et parfois agressif. Max Bruch, s’attaquant au genre intimidant de l’opéra alors qu’il n’était âgé que d’une vingtaine d’années, chercha lui aussi à échapper au wagnérisme ambiant en multipliant les références à d’autres grandes figures : Schumann et Mendelssohn en particulier. Ce dernier, justement, s’abreuvait volontiers à la source de la musique ancienne : on lui reconnaît communément le mérite d’avoir permis la « renaissance » de la musique de Bach, en faisant exécuter, en mars 1829 à Berlin, la Passion selon saint Matthieu. Or cet intérêt commun pour la musique du passé n’a rien d’anecdotique : il permet d’expliquer certaines des caractéristiques profondes des œuvres de ces compositeurs. Une pièce telle que le Psaume 42, que Schumann tenait pour un sommet de la musique sacrée, est tout entière tournée vers le passé : l’attachement à la tradition luthérienne, la forme évoquant celle de la cantate, la présence de récitatifs, le dialogue de la voix et du hautbois dans l’aria « Meine Seele dürstet » : tout cela renvoie immanquablement à l’univers de la musique baroque, et particulièrement à celui de Bach, au point que l’on puisse pratiquement parler, dans ce cas, d’une forme de « retour à ». Il faut évoquer enfin l’importance, dans ces pièces, du travail polyphonique, théâtre d’une virtuosité d’écriture absolument éblouissante, et qui, lui aussi, relève d’un héritage assumé et partagé. C’est peut-être dans les Variations sur un thème de Haydn (en fait, sur la mélodie d’un Choral de Saint Antoine faussement attribué à Haydn), que l’on trouvera les exemples les plus frappants de ces jeux contrapuntiques. Comme la Quatrième Symphonie, cette œuvre se conclut par une passacaille – un type de pièce abondamment pratiqué par les compositeurs baroques. Inlassablement répétées, les premières notes du thème semblent alors constituer le terreau à partir duquel s’élance et se déploie une somptueuse prolifération polyphonique. On a pu voir, dans la propension au néoclassicisme qui caractérise les œuvres données lors de ce concert, le symptôme d’une défaillance de l’imagination, ou d’une atrophie des facultés créatrices. Il suffit cependant de leur prêter une oreille attentive pour comprendre que, loin de n’être que de stériles exercices académiques, elles constituent au contraire autant d’exemples d’un équilibre parfait – bien que toujours précaire – entre intellect et sensibilité, science et intuition, artisanat et inspiration.

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